ELYSIAN FIELDS – TROY VON BALTHAZAR # LIVE REPORT @ JEREMY CHATEAU
C’est toujours avec une émotion particulière que l’on retrouve Elysian Fields sur les scènes locales, tant l’histoire du duo new-yorkais est liée depuis longtemps à l’accueil qui lui est réservé en France, et en particulier à Bordeaux. Après avoir occupé pour ses dernières dates la scène du Krakatoa, c’est cette fois-ci au Rocher de Palmer que le groupe a fait une halte, ô combien attendue : son dernier album à ce jour, Ghost of No, offre une succession de titres très réussis, des plus mystérieux aux plus combustibles, qui se prêtent admirablement à la transposition scénique.
Le public n’est pas encore très mobilisé lorsque le groupe assurant la première partie fait son entrée vers 20 h 30. Il s’agit d’un couple de musiciens biarrots qui chante, en s’accompagnant à la guitare, des mélodies pop/folk en anglais, dans le sillage souriant de formations telles qu’Of Monsters and Men ou Edward Sharpe & The Magnetic Zeros. Entre deux titres, le duo annonce la sortie le jour même de son nouvel EP, Electrical, cinq titres entêtants qui sont présentés ce soir dans une ambiance bon enfant. Les spectateurs sont un peu dispersés, mais tapent dans les mains et fredonnent les refrains immédiats d’«Ilys» ou d’«Electrical». Un titre sensiblement plus ancien, «Time», issu de l’EP Shelter, ainsi qu’un inédit en français, «De quoi j’ai l’air» viennent compléter une setlist qui par cette froide nuit d’octobre rappelle le souvenir pas si lointain d’un été vigoureux.
L’intrigant Troy Von Balthazar inaugure la seconde partie de la soirée. Le leader de Chokebore propose une prestation minimaliste, en solitaire avec guitare électrique, occasionnellement relevée par la présence d’un batteur. À l’oreille, cette économie de moyens ne gâche pas le plaisir : l’interprète a une voix envoûtante, et manie avec aisance la pédale loop, qui permet d’enregistrer puis d’associer les différentes mesures jouées à la guitare. Certes, la simplicité de la prestation ne révèle pas exactement toute l’inventivité et la folie dont est capable ce musicien excentrique, mais le charme agit, grâce à l’autodérision et à la nonchalance élégante dont il fait preuve tout au long du concert : remerciant le public pour son indulgence, il entame un titre, l’interrompt en déclarant qu’il n’a pas envie de le jouer, puis le reprend parce qu’il se sent désormais coupable d’en priver l’audience.
L’émotion portée par sa voix atteint des sommets le temps d’une reprise de The Smiths, «Last Night I Dreamt That Somebody Loved Me»; il interprète également «Tigers», classique scénique de ces dernières années, qu’il présente comme une ode à la bière. Un lecteur radio répétant des accords mélancoliques posé sur l’épaule gauche, un hochet de bois fait maison dans la main droite, il livre pendant trois minutes une belle prestation, droit comme un i sur le bord de la scène, qui se conclut comme de coutume par une singulière chorégraphie du bras droit. Les lumières se rallument et, fidèle à sa réputation, Troy Von Balthazar a tôt fait de rejoindre la salle pour converser en toute simplicité avec quelques spectateurs.
Elysian Fields entre en scène : ce soir, ils seront quatre, en formation compacte et bien rodée. Le couple fondateur Jennifer Charles (chant)/Oren Bloedow (guitare, piano, chant) avance avec son habituelle élégance sur le devant de la scène et entame sans cérémonie un titre plutôt inattendu, «Lions in the Storm», qui inaugurait l’album Bum Raps & Love Taps en 2005. Le morceau, langoureux, relate un adieu familial, l’espoir des retrouvailles dans l’autre monde : les probables raisons de ce choix inaugural seront explicitées plus tard dans la soirée.
Preuve de l’extrême constance d’Elysian Fields, qui fêtait en grande pompe ses vingt ans d’existence l’année dernière, le groupe enchaîne ensuite avec aisance et fluidité classiques des débuts et titres issus du dernier album, Ghost of No, comme si depuis deux décennies toutes ces mélodies immédiatement familières jaillissaient sans faillir de la même veine sombre et romantique. Un «Bayonne» d’exception se mêle aux chansons plus fraîches et tout aussi réussies publiées cette année — «The Animals Know», «Rosy Path», etc.
Entre deux morceaux, et après plusieurs regards échangés entre les musiciens et la régie, un flottement s’instaure. Le volume est parfois perçant — la guitare très mise en avant d’Oren, la voix de Jennifer dans quelques envolées pourtant maîtrisées, attaquent plus que de raison les tympans. L’interprète, préoccupée, demande en outre des lumières tamisées, histoire de détendre l’atmosphère… «nervous laughters, nervous laughters», conclut-elle face à une audience perplexe. Peu de temps après, elle s’interrompt dès le premier couplet d’un nouveau titre pour dénoncer l’attitude d’une partie du public placée sous ses yeux sur le bord de la scène : «Je suis désolée, pourquoi parlez-vous pendant qu’on joue???» Elle évoque à contrecœur le décès d’un proche. «J’aurais pu être auprès de lui aujourd’hui, j’ai décidé de rester et de chanter de tout mon cœur». Et d’indiquer la sortie aux importuns. Pour sans doute l’une des rares fois de sa carrière, Jennifer Charles reprend le chant avec dans les premières mesures un léger tremblement, qui ne durera guère : la prestation est impeccable. Elle se conclut par une accolade brève, mais lourde de sens, entre Oren et Jennifer.
Une fois cette tension levée, la seconde partie du concert gagne en souplesse : les musiciens s’immergent dans leur jeu, Jennifer renoue avec ses pas de danse tout en volutes et ses adresses complices au public. Oren adresse un mot de remerciement bien mérité à l’équipe du label bordelais Vicious Circle, qui depuis plusieurs années distribue les albums d’Elysian Fields (ainsi que ceux de Troy Von Balthazar). Soulignons la prestation du batteur, Matt Johnson, légende de la scène new-yorkaise et prodigieux compagnon de Jeff Buckley, qui ne se départit jamais d’un grand sourire et d’un plaisir évident d’accompagner le groupe. Son jeu précis et puissant, mâtiné d’influence jazz, sied parfaitement à ces compositions, jusqu’au clou du concert, un jam puissant au cours duquel, entre un solo de guitare et un autre de contrebasse, il impose une succession de roulements érudits autour de ses fûts. Les pièces de résistance de Ghost of No — le très pop «Mess of Mistakes», le morceau de bravoure «Elysian Fields» — annoncent la conclusion approchante d’un concert intense et captivant à bien des égards.
Après deux rappels chaleureux, les musiciens quittent la scène l’un après l’autre. Côté cour, Oren aide Jennifer à descendre la marche et l’accueille dans ses bras. Quelques mots échangés plus tard avec Matt Johnson confirment ce dont n’ont jamais douté les admirateurs du groupe : «Elysian Fields adore la France». C’est un sentiment partagé, et l’on espère qu’ils croiseront à nouveau très vite notre route.
@ Jeremy Chateau