YANA BIBB – LE BOUSCAT #LIVE REPORT @FRANCK HERCENT
Yana, elle l’a !
Une hirondelle ne fait pas le printemps. Pourtant, au milieu des frimas, du ciel gris, des arbres givrés lorsqu’un rayon perce, c’est, de suite, pour vous chauffer le coeur et vous emporter vers l’horizon azuré. Et c’est bien ainsi que la plume de Yana Bibb portée par sa voix chaude et sa parole pleine nous fit planer ce samedi 2 février dans la magnifique salle de la médiathèque de « La Source » du Bouscat.
La poésie est toujours un mystère. Une énigme. Une miss terre. Communication avec l’invisible, surgissement de sentiments et d’images, syntaxe codée mais signifiante, depuis le paléolithique, à l’époque de la plus ancienne écriture de l’Humanité – A.S.I.G ou Skyrôgraphia – découverte par le Dr Michel Schiro, on constate que la technique est la même. A chaque fois recommencée selon le médium… Bien qu’elle jalonne les manuels scolaires, tenter de la définir est vain car ce serait la circonscrire… Elle est estampillée du sceau de l’Impossible !
« Infini esthétique », « c’est la mer, la mer toujours recommencée » pour Valery, « merveille » pour Baudelaire, « baume, pansement, médecin » pour Hugo, « voyance » pour Rimbaud, « chose ailée et sacrée » pour Platon qui – soit dit en pensant – allait jusqu’à bannir le poète de la cité tant sa magie est irrationnelle et déchaîne les passions. Pourtant, le philosophe de l’Idéalisme, était plus indulgent à son endroit et n’hésitait pas à recourir aux allégories les plus raffinées (voir notamment celle de la caverne) quand il s’agissait de ses propres écrits ou à évincer les poètes de l’Immanence qui ne lui convenaient pas en détruisant leurs livres… Mais ceci est un autre débat…
En poésie, il n’y a que le style qui change. Et du style Yana, elle en a ! Depuis le début : de « Not a minute too late » jusqu’à son dernier opus « Afternoon in Paris ». Un je-ne-sais-quoi, une patte, un charme fou, une griffe certaine qui lui permettent, comme ce samedi soir, de se livrer à un exercice difficile auquel peu se risquerait : seule en scène uniquement accompagnée par le piano délicat d’Adrian Frey. Une enveloppe sonore minimale donc, écrin dans lequel la voix doit briller sans fard pour toucher son auditoire. « Sur scène, on ne triche pas » confessait Brel. « Une voix, dix doigts ! » disait aussi le poète toulousain Claude Nougaro qui transcendait littéralement les codes et les genres en faisant feu de tout bois, notamment de Steinway…
Encore peu connue du public français, Yana a jusqu’alors plus évolué aux Etats-Unis, en Suède, en Angleterre, en Australie, en Allemagne ou en Suisse. Je vous parie que dans quelques années on parlera d’elle comme de ses illustres ainées du firmament du jazz. Influencée par Nina Simone et d’autres classiques, Gregory Porter et son Liquid Spirit, on ne peut manquer de mentionner qu’elle aussi est tombée dès son plus jeune âge dans la marmite jazz. En effet, son grand-oncle John Lewis était le pianiste et directeur musical du Modern Jazz Quartet (Afternoon in Paris est une de ses compositions). Son grand-père Léon Bibb, acteur, chanteur de folk était également activiste pour les droits civiques et participa à la marche sur Selma aux côtés du Dr Martin Luther King.
Et son père Eric Bibb, « Global Griot » pour reprendre le titre de l’un de ses albums, bluesman aux textes puissants, deux fois nommé aux Grammy awards et de multiple fois aux Blues Foundation Awards n’est autre que le comparse de Jean-Jacques Milteau, peut être le meilleur harmoniciste au monde, surnommé « le Albert Einstein du blues…Le Docteur ès groove Milteau » selon le magazine BLUES & CO. Rappelons que ce virtuose vient d’entrer dans le Petit Larousse Illustré et y côtoie la Venus de Milo, sans doute, comme pour rappeler qu’avec ses 2 bras il joue de l’harmonica comme personne…
Les tenants de l’explication psycho-sociologique pourraient s’arrêter-là et s’en satisfaire. Mais ce serait une erreur. Explique-t-on Wynton Marsalis par son paternel Elis Marsalis, Marcus Miller par son oncle Wynton Kelly ou son père musicien à l’Eglise, BB King par Bukka White, cousin de sa mère, Michel Petrucciani par les cours de son père Antoine Petrucciani, Charlie Parker par son pianiste de père, Sarah Vaughan (Sassy la divine) par sa famille aussi religieuse que musicienne, Archie Shepp par son père banjoïste, Miles Davis par sa mère mélomane et sa grand-mère professeure d’orgue, Elvin Jones par son père chanteur dans le choeur paroissial et sa mère pianiste, John Coltrane par son père violoniste et sachant jouer du ukulélé et sa mère pianiste et chanteuse dans la chorale… ? Bien sûr que non ! Chacun a son génie propre et une écriture singulière. Un style. Des phrases reconnaissables entre toutes. Un petit truc en plus.
De Coltrane, il en fut d’ailleurs question dans ce concert. Car, comme lui, Yana s’est attaqué à ce chef-d’oeuvre du Great American Songbook (recueil patrimonial des plus beaux textes et standards) « You don’t know what love is » pour le sublimer.
Yana Bibb – You don’t know what love is
En effet, après avoir plongé le public dans le climat adéquat avec des morceaux de ses précédents albums : le judicieux « Bessie’s advice », le splénétique « Black coffee », « Not a minute too late » sur les hommes gentlemen et l’avoir mis à nu avec « Bare it all » ce fut un des sommets du concert. « You don’t know what love is », beaucoup s’y sont essayés : on compte parmi ses meilleurs interprètes Sting, Georges Benson, Ella Fitzgerald, Cassandra Wilson, Nina Simone, Chet Baker, Etta James, Ava Gardner & Frank Sinatra ou encore Wynton Marsalis, Keith Jarett et John Coltrane pour les versions instrumentales. Yana, elle l’a ! Cette sensibilité, cette incarnation, cet esprit. Et son interprétation est peut-être la meilleure. Tout en profondeur et en romantisme.
Je le dis comme un griot
J’ le marmonne en un seul mot
C’ qui donne au Blues son brio
C’est la parole Nommo !
Le (ou les) Nommo sont des génies ancestraux des eaux ou des dieux dans la célèbre mythologie Dogon. Cette terminologie est également employée à dessein dans la brillantissime étude consacrée à John Coltrane et à sa parole africaine par Alain Gerber (Le cas Coltrane aux éditions Parenthèses, préface de Francis Marmande). Je ne saurais que trop recommander la lecture de cette analyse magistrale à quiconque souhaite comprendre ce géant tutélaire du 20 siècle en particulier et le jazz en général. Sous peine d’en avoir une idée très approximative, de l’un comme de l’autre. Je l’ai d’ailleurs mise en exergue dans mon livre Don Quishepp.
Autre temps fort : « You and I ». Toujours cette dialectique de l’Autre au centre de l’inspiration de Yana Bibb. Sujet primordial, s’il en est. Joli texte avec un jeu de rimes sur les pronoms personnels. L’amour qui fait tournoyer les identités… « Je est un autre ». Cela me rappelle l’excellent album « He and She » de Wynton Marsalis. Images spéculaires, jeux de miroir, des personnes et de l’altérité. Le « je » naît de l’articulation du « je » et du « nous ». Ce « je-nous » donne naissance, révèle enfin un visage à ce qui n’était qu’un « il » ou un « elle ». Lettre volée au regard mais qui s’envole par la parole du poète.
« Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir » nous enseignait René Char. Autrement dit, le poète est celui qui fait (poein en grec), qui réussit la prouesse d’exprimer en mot ce qui ne s’écrit pas, ce qui demeure à l’intersection des singularités, ce que le langage courant et profane n’arrive pas à formuler. Ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire et cependant ne cesse de s’écrier et de s’ébrouer à l’aune ineffable du dire…
Pendant que, dans les rues,
On se jette des pierres,
Yana Bibb, dans les nues,
Jette à tout vent des vers.
C’est la performance qu’elle réussit tout au long de ce concert : donner voix, donner vie sans ambages aux sentiments. A créer du présent. Les titres sont éloquents : « Deceitfully sunny », « I’m gonna lock my heart », « Before you go », « I will » des Beatles et finalement « For you », autre sommet de la soirée. Perso, je la verrais bien ambassadrice du Printemps des Poètesqui, cette année, aura pour thème : la Beauté… Poésie dont on a bien besoin en ces périodes de tensions où l’imaginaire est colonisé voire uniformisé. Certains sociologues avancent que dans nos sociétés « désenchantées », systématisées, numérisées (certains diront aux scénarii courus d’avance), prévisibles, l’amour est la seule aventure possible où il reste encore aux protagonistes la liberté existentielle de s’inventer. A méditer ! N’est-il pas ?
A l’issue du concert, un rappel avec « Save your love for me»… On ne saurait mieux dire ! Perso, j’aurais bien demandé encore un autre rappel : « Oceans » issu de son premier album. Yana naïade.
Yana Bibb – Océans
Que celui qui n’a jamais rêvé être le dédicataire d’un tel bijou musical me jette le premier vers !
Franck Hercent
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